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Humour Actualités Citations et Images

YOSSEL RAKOVER S'ADRESSE A DIEU

5 Novembre 2013 , Rédigé par Pat Publié dans #citations, #judaisme

"Je crois au soleil, même s'il ne brille pas. Je crois à l'amour, même si je ne le connais pas. Je crois en Dieu, même s'il se tait."

"Je crois au soleil, même s'il ne brille pas. Je crois à l'amour, même si je ne le connais pas. Je crois en Dieu, même s'il se tait."

"Je crois au soleil, même s'il ne brille pas. Je crois à l'amour, même si je ne le connais pas. Je crois en Dieu, même s'il se tait."

 

Ecrit sur un mur d'une cave où quelques Juifs sont restés cachés pendant toute la guerre, dans une ville de Cologne-sur-le-Rhin.

 

 

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YOSSEL RAKOVER S'ADRESSE A DIEU

 

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Dans les ruines du ghetto de Varsovie, on a trouvé, enfouie entre des monceaux de pierres carbonisées et de restes humains, une petite bouteille. Elle recelait le testament suivant, écrit par un Juif nommé Yossel Rakover dans les heures précédant l'anéantissement du ghetto.

 

 

Varsovie, le 28 avril 1943

 

 

Moi, Yossel, fils de David Rakover de Tarnopol, disciple du Rabbi de Ger et descendant des justes, sages et vertueux des familles Rakover et Meisls, j'écris ces lignes dans le ghetto de Varsovie en flammes. La maison où je me trouve est l'une des dernière qui ne brûlent pas encore. Depuis quelques heures déjà, nous sommes sous un feu roulant d'artillerie. Autour de moi les murs éclatent et s'écroulent avec fracs sous la grêle d'obus. Dans peu de temps, cette maison elle aussi deviendra, comme presque toutes celles du ghetto, le tombeau de ses défenseurs et de ses habitants. Par la petite fenêtre à demi murée, les rayons rouge sombre du soleil pénètrent en traits incandescents dans ma chambre, ce réduit d'où nous avons jour et nuit mitraillé l'ennemi; ils m'indiquent que la tombée du soir approche. Le soleil est sur le point de se coucher. Il ignore certainement combien je regrette peu de ne plus le revoir.

 

Il nous est arrivé quelque chose d'étrange: tous nos sentiments et nos idées ont changé. Nous voyons en la mort, le bref, rapide dernier instant, un sauveur, un libérateur venant briser nos chaînes. Les bêtes de la forêt me sont devenues si chères, me semblent si aimables, que cela me fait mal au coeur d'entendre comparer les criminels régnant aujourd'hui sur l'Europe à des animaux. Il n'est pas vrai que Hitler ait quelque chose de bestial. Il est - j'en suis profondément convaincu - un produit typique de l'humanité moderne. C'est l'humanité dans son ensemble qui l'a engendré et élevé, et il exprime ouvertement, sans détour, ses désirs les plus intimes et les plus secrets.

Une nuit, dans une forêt où je me cachais, j'ai rencontré un chien, un chien malade, affamé, peut-être aussi fou, avec sa queue entre les jambes. Nous avons immédiatement senti tous deux la ressemblance entre nos conditions, car celle des chiens n'est nullement meilleure que la nôtre. Il s'est blotti contre moi, a enfoui sa tête dans mon giron et m'a léché les mains. Je crois n'avoir jamais pleuré comme cette nuit-là; je l'ai pris dans mes bras et j'ai sangloté comme un enfant. Si je déclare qu'en ce temps-là j'enviais les bêtes, personne ne s'en étonnera. Mais ce que j'éprouvais à cet instant, c'était plus que de l'envie, c'était de la honte. J'avais honte devant ce chien d'être non un chien mais un homme. Voilà donc à quoi nous en sommes arrivés: à penser que la vie est un malheur, la mort une délivrance, l'être humain un fléau, l'animal un idéal, le jour une horreur, la nuit une rémission.

 

Des millions de gens, de par le vaste monde, sont amoureux du jour, du soleil et de la lumière, sans savoir, sans même soupçonner, combien le soleil nous a apporté de ténèbres et de malheurs. Les Méchants en ont fait leur instrument, ils s'en sont servis comme d'un projecteur pour suivre à la trace les pas des fugitifs essayant de leur échapper pour survivre. Lorsque je me suis caché dans la forêt avec ma femme et mes enfants - ils étaient six à l'époque - , la nuit, et la nuit seule, nous a abrités en son sein. L'aube nous livrait aux persécuteurs décidés à nous arracher l'âme. Comment pourrais-je oublier ce jour où les Allemands ont fait pleuvoir un déluge de feu sur les milliers de réfugiés qui se pressaient sur la route de Grodno à Varsovie? Les avions avaient décollé au lever du soleil, et ils nous ont mitraillés jusqu'au soir, sans répit. Ma femme a trouvé la mort au cours de cette tuerie du haut des airs, avec notre bébé de sept mois qu'elle portait dans ses bras. Deux autres de mes enfants ont disparu sans laisser de traces. Ils s'appelaient David et Yehuda, l'un avait quatre ans, l'autre six.

 

Après le coucher du soleil, les rares survivants ont repris leur marche vers Varsovie. Moi, entouré des trois enfants qui me restaient, j'ai sillonné les forêts et les champs avoisinant le lieu de la boucherie, à la recherche de mes petits. "David!" - "Yehuda!" Toutes la nuit, nos appels ont déchiré comme à coups de couteau le silence mort qui nous enveloppait. Mais seul un écho nous répondait du fond de la forêt, un écho à déchirer le coeur, compatissant, impuissant, qui résonnait comme une lointaine plainte funèbre. Je n'ai pas revu mes deux enfants et dans un rêve il m'a été ordonné de ne plus m'inquiéter pour eux, car ils se trouvent maintenant dans les mains du Maître de l'univers.

 

Rachelé, ma petite fille, âgée de dix ans, avait entendu dire qu'on pouvait trouver des bouts de pains dans le dépôt d'ordure municipal, de l'autre côté du mur qui nous sépare du monde extérieur. La famine sévissait dans le ghetto, les corps de gens morts de faim gisaient comme des tas de chiffons dans les rues. Les gens étaient prêts à mourir, de n'importe quelle façon - sauf de faim. C'est probablement parce que, en ces temps où les persécutions systématiques ont peu à peu tué tous les besoins de l'esprit, manger est le dernier désir qui vous reste, même quand on n'a plus envie de vivre. On m'a raconté qu'un Juif déjà à demi mort de faim a dit à un autre: "Ah que j'aimerais mourir après avoir, une fois encore, fait un véritable repas - comme un être humain!"

 

Rachelé ne m'avait pas averti de son projet de s'échapper du ghetto, un crime puni de mort. Elle entreprit cette dangereuse expédition avec une amie, une fillette de son âge. Elle sortit de la maison dans la nuit noire, et au lever du soleil les deux petites furent découvertes devant les portes du ghetto. Aussitôt, les sentinelles nazies, rejointes par des dizaines de leurs complices polonais, donnèrent la chasse aux enfants juives qui, pour ne pas mourir de faim, avaient osé chercher un morceau de pain dans une poubelle. Les gens qui furent témoins de cette poursuite n'en croyaient pas leurs yeux. Même au ghetto, on n'avait jamais vu ça. L'effroyable meute, déchaînée, pourchassait ces faméliques fillettes de dix ans avec autant de fureur que si elles étaient de dangereux criminels évadés de prison. Cette course ne pouvait durer bien longtemps. Epuisée, à bout de forces, l'une des enfants, ma Rachelé, ne tarda pas à s'écrouler sur le sol. Les nazis lui ont transpercé la tête. L'autre petite réussit à s'échapper de leurs mains, mais mourut deux semaines plus tard, après avoir perdu la raison.

 

Jacob, notre cinquième enfant, un garçon de treize ans, a succombé à la tuberculose le jour de sa Bar-Mitzva. Ce fut pour lui une délivrance. Il ne me restait que ma fille Eva: elle a été tuée à l'âge de quinze ans lors d'une "Action-Enfants" qui débuta à Roch-Achana dernier, au lever du soleil, pour se terminer à la tomber de la nuit. En ce jour de l'an, des centaines de familles juives ont perdu leurs enfants.

 

A présent, mon heure est venue, et comme Job je peux dire: "Nu je retourne à la terre, nu comme au jour de ma naissance." J'ai quarante-trois ans, et si je regarde en arrière, si j'examine les années passées, je peux déclarer avec certitude - pour autant qu'un être humain puisse être sûr de quelque chose - avoir vécu en homme honnête. Mon coeur était plein d'amour pour Dieu. Il m'a été accordé de réussir dans la vie, mais le succès ne m'est jamais monté à la tête. J'ai amassé une grande fortune, cependant, suivant le conseil de mon rabbin, je la considérais comme sans propriétaire. Ainsi, au cas où quelqu'un se laisserait entraîner à s'emparer de ceci ou de cela, on ne l'accuserait pas de vol; ce serait comme s'il avait puisé dans un bien sans maître. Ma maison était ouverte à tous les nécessiteux, et quand j'avais l'occasion d'aider quelqu'un, je le faisais avec joie. J'ai servi Dieu avec dévouement, et ne lui adressais d'autre demande que de me permettre de le servir "de tout mon coeur, de toute mon âme, de toutes mes forces".

 

Après tout ce que j'ai vécu, je ne prétendrai pas que mon rapport à Dieu est resté identique. Mais je peux affirmer, avec une absolue certitude, que ma foi en Lui n'a pas changé d'un cheveu. Jadis, quand tout allait bien, j'avais à Son égard la relation d'un obligé à son bienfaiteur: je me sentais constamment redevable. Maintenant, c'est une relation envers quelqu'un qui lui aussi a une dette envers moi, une grande dette. Et comme je sens qu'à Son tour, il est mon débiteur, je pense avoir le droit de Le mettre en demeure. Mais je ne Lui demande pas, comme Job, de m'éclairer sur mes péchés afin que je sache en quoi j'ai mérité cela. Car de plus grands et meilleurs que moi sont fermement convaincus qu'il ne s'agit plus à présent, d'un châtiment pour des fautes commises. Il est advenu quelque chose de tout à fait particulier, et cela se nomme Hastores Ponim: Dieu a voilé sa face.

 

Dieu a dérobé Sa face au monde, et a ainsi livré les hommes à leur féroces instincts. C'est pourquoi je pense qu'il est hélas tout naturel - quand les forces des mauvais instincts dominent la terre -  que les premières victimes en soient ceux qui témoignent du Divin et du Pur. Pour chacun de nous personnellement ce n'est peut-être pas une consolation. Cependant, de même que le destin de notre peuple est déterminé par des lois qui ne sont pas matérielles et physiques mais spirituelles et divines, le croyant doit considérer les événements actuels comme une part de la grande équation divine, où les tragédies humaines ont peu de poids. Mais cela ne signifie pas que les pieux de notre peuple doivent tout simplement les accepter et dire: "Le Seigneur est juste et Ses sentences équitables." Dire que nous méritons les coups qui nous ont été infligés, c'est nous diffamer nous-mêmes. C'est bafouer le Shem Ameforash, le Nom de notre dieu. C'est Dieu que nous blasphémons en nous dénigrant.

 

Les choses étant ce qu'elles sont, je n'attends évidemment pas de miracle et je ne Le prie pas, mon Dieu, d'avoir pitié de moi. Qu'il se comporte envers moi avec la même indifférence qu'Il montre, en dérobant Sa face, à des millions d'autres enfants de Son peuple. Je ne suis pas une exception à la règle, et je n'attends aucun privilège. Je n'essaierai plus de me sauver, et je ne m'enfuirai pas d'ici. Je faciliterai même sa tâche au feu et arroserai mes vêtements d'essence. Il m'en reste trois bouteilles, après en avoir déjà déversé quelques dizaines sur les têtes des assassins.

 

Ce fut un grand moment dans ma vie, et que j'ai ri! Ri aux larmes! Jamais je n'aurais imaginé que la mort d'êtres humains, fussent-ils des ennemis - et quels ennemis -, pût me réjouir à ce point. Que de sots humanistes disent ce qu'ils veulent, la vengeance a toujours été, et restera, l'arme ultime et la plus grande satisfaction morale des opprimés. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais bien compris cette phrase du Talmud: "La vengeance est sainte, parce qu'elle est mentionnée entre deux noms de Dieu comme il est écrit "Le Seigneur est un Dieu de vengeance"." Maintenant je le comprends. Maintenant je le sens, et je sais pourquoi mon coeur est si plein de joies à l'idée que depuis des millénaires, nous appelons Dieu El Nekome Adonoj, le dieu de vengeance! Lève-toi, ô Seigneur, le dieu de vengeance!

 

A présent où je suis en mesure de regarder la vie et le monde avec cette particulière clairvoyance accordée à l'homme en de rares occasions seulement avant sa mort, il m'apparaît que la différence typique, caractéristique, entre notre dieu et celui auquel croient les peuples d'Europe, c'est ceci: alors que notre dieu est le dieu de la vengeance et que notre Torah menace de mort pour de minimes péchés, le Talmud nous apprend que si un sanhédrin - le tribunal suprême de notre peuple quand il vivait encore libre sur sa terre - avait prononcé une condamnation à mort, une seule, en soixante-dix ans, cela suffisait pour que ses juges soient qualifiés d'assassins! En revanche, le dieu des peuples, que ceux-ci appellent "dieu d'amour", a ordonné d'aimer toute créature créée à son image, mais on nous massacre sans pitié en son nom depuis bientôt deux mille ans.

 

Oui, j'ai parlé de vengeance. Nous n'avons que rarement connu la vraie vengeance. Mais quand cela s'est produit, ça a été si réconfortant, si doux, elle m'a rempli d'une si profonde satisfaction, d'une telle joie, qu'il m'a semblé naître à une nouvelle vie. Un tank avait subitement fait irruption dans notre rue. De toutes les maisons fortifiées avoisinantes, il fut bombardé de bouteilles incendiaires. Aucune, cependant, n'a atteint sa cible, et il a tranquillement poursuivi son chemin. Alors, mes amis et moi avons attendu qu'il passe littéralement sous notre nez, et nous l'avons attaqué tous ensemble, par les fenêtres à demi murées. Il a aussitôt pris feu, et nous avons vu en jaillir six allemands en flammes. Ah, comme ils flambaient! Ils brûlaient comme les Juifs qu'ils avaient brûlés, mais ils criaient plus qu'eux. Les Juifs ne crient pas. Ils accueillent la mort comme une délivrance. Le ghetto de Varsovie meurt en combattant. Il tire, il lutte, il brûle et meurt-  mais sans un cri.

 

Oui, il me reste trois bouteilles d'essence, et elle me sont chères comme son vin à un ivrogne. Après en avoir vidé une sur moi, j'y enfermerai les feuillets sur lesquels j'écris ces lignes et la cacherai entre les briques qui bouchent la fenêtre de cette pièce. Si un jour quelqu'un la trouve et lit ces pages, il comprendra peut-être les sentiments d'un Juif - un parmi des millions! - qui est mort abandonné de Dieu, de ce dieu auquel il croit si fermement.

 

Les deux autres bouteilles, je les lancerai, quand viendra mon dernier instant, sur les têtes des assassins.

 

Lors du déclenchement de la révolte, nous étions douze dans cette pièce, et nous avons combattu l'ennemi pendant neuf jours. Mes onze camarades sont tombés. Ils sont morts en silence.

 

Notre maison est l'un des derniers bastions de résistance du ghetto. Jusqu'à hier matin, où, au lever du soleil, l'ennemi a commencé à nous arroser d'un feu roulant, nous étions encore tous en vie. Il y avait certes cinq blessés, mais ils continuaient à se battre. Mes camarades sont tous tombés, les uns hier, les autres aujourd'hui. Ils s'effondraient l'un sur l'autre: chacun prenait la garde à tour de rôle et tirait jusqu'à ce qu'il soit tué.

 

Mes trois bouteilles d'essence mises à part, je n'ai plus de munitions. Au-dessus de moi, aux trois étages supérieurs, on tire encore vigoureusement. Mais on ne peut plus venir à mon secours, car, selon toute apparence, l'escalier a été détruit par des boulets de canon. Je crois bien que toute la maison ne vas pas tarder à s'écrouler. J'écris allongé par terre, mes amis morts autour de moi. Je regarde leurs visages, ils sont calmes, mais il me semble y voir flotter comme un air d'ironie, légèrement railleuse. Comme s'il voulaient me dire: "Encore un peu de patience, pauvre fou. D'ici quelques minutes, toi aussi tu comprendras tout."

 

Dans une ou deux heures, moi aussi je saurai. Et si le feu ne dévore pas mon visage, peut-être un semblable sourire flottera-t-il sur mes traits après ma mort. Mais je suis encore en vie. Et avant de mourir, je veux une fois encore m'adresser à mon dieu comme un vivant: comme un homme simple, qui a le grand mais malheureux honneur d'être un Juif.

 

Je suis fier d'être juif. Non malgré l'attitude du monde à notre égard, mais précisément à cause d'elle. J'aurais honte d'appartenir aux peuples qui ont engendré et élevé les Méchants coupables des crimes commis contre nous.

 

Oui je suis fier d'être juif. Car c'est tout un art, c'est difficile. Il n'est pas difficile d'être anglais, américain ou français. C'est peut-être plus facile et plus confortable, mais pas plus honorable. Oui, c'est un honneur d'être un juif. Je crois qu'être juif signifie: être un lutteur, nager éternellement contre le bouillonnant courant humain, chargé de crimes. Le Juif est un militant, un témoin, Dieu en a fait son captif, sa propriété sacrée. Vous, nos ennemis, vous dites que nous sommes mauvais. Mais moi je crois que nous sommes meilleurs que vous, pas des brutes votre espèce. Cependant, même si nous étions pires, j'aurais aimé voir de quoi vous auriez l'air à notre place.

 

Je suis heureux d'appartenir au peuple le plus malheureux de la terre - dont la Torah représente la plus élevée, la plus belle de toutes les lois et de toutes les morales. A présent que les ennemis de Dieu s'emploient avec tant de zèle à l'abaisser et à la souiller, elle ne s'en trouve, cette Torah, qu'encore sanctifiée et pérennisée.

 

Je crois qu'être juif est, de naissance, inscrit dans notre chair. On naît juif comme on naît artiste, impossible de s'en libérer. C'est là la marque divine imprimée en nous, qui fait de nous son peuple élu. Ceux qui ne comprennent pas, ceux-là ne saisiront jamais le sens profond de notre martyrologe. "Il n'existe rien de plus entier qu'un coeur brisé", a dit un jour un grand rabbi. Et il n'est pas de peuple plus élu qu'un peuple torturé en permanence. Si je me refusais à croire que Dieu nous a désigné comme son peuple élu, je croirais cependant que nous avons été élus par nos souffrances.

 

Je crois au Dieu d'Israël, même s'il a tout fait pour que je ne croie pas en Lui. Je crois à Ses lois, même si je ne peux trouver de justification à Ses actes. Maintenant je n'ai plus envers Lui une relation d'esclave à son maître, mais d'élève à son professeur. Je courbe ma tête devant sa grandeur, mais je ne baiserai pas les verges dont il me frappe. Je L'aime. Mais j'aime davantage encore Sa Torah. Même si je m'étais fait des illusions sur Lui, je continuerais à observer Sa loi. Dieu signifie religion, mais sa Torah signifie une règle de vie! Et plus nous mourons pour cette règle de vie, plus elle devient immortelle.

 

C'est pourquoi permets-moi, Dieu, de Te demander raison de mourir. Désormais libre de toute peur, empli d'une absolue tranquillité et sécurité intérieures, je veux m'adresser à Toi pour la dernière fois de ma vie.

 

Tu dis que nous avons péché? Mais évidemment! Et nous en serions unis? Cela aussi je peux le comprendre. Mais je veux que tu me dises s'il existe en ce monde un péché méritant un châtiment pareil à celui qui nous a été infligé!

 

Tu dis que tu revaudras leurs forfaits à nos ennemis? Je suis convaincu que tu les paieras de retour, impitoyablement, sans merci. Je n'en doute pas. Mais je veux que Tu me dises s'il peut y avoir au monde un châtiment de nature à expier les crimes commis contre nous?

 

Peut-être diras-tu qu'il ne s'agit pas, dans le cas présent, de péché et de punition - mais que, tout simplement, voilà ce qui arrive quand Tu voiles Ta face et livres les hommes à leurs instincts?

 

Mais alors je veux Te demander, Seigneur - et cette question brûle en moi comme un feu dévorant: quoi encore? Oh, dis-le-moi, que doit-il advenir encore pour que Tu découvres à nouveau Ta face, la révèle au monde?

 

Je veux Te le dire clairement et sans détour. Aujourd'hui, plus qu'à n'importe quelle précédente étape de notre interminable martyr, nous avons le droit, nous les torturés, les outragés, les étouffés, les enterrés vivants et brûlés vifs, nous les humiliés, les bafoués, les raillés, les assassinés par millions - nous avons plus que jamais le droit de savoir: où sont les limites de Ta patience?

 

Et j'ai encore autre chose à Te dire: ne bande pas trop l'arc! Car la corde pourrait casser. L'épreuve où Tu nous a plongés est si dure, si intolérablement dure, que Tu devrais - Tu dois - pardonner à ceux de Ton peuple qui, dans leur détresse et leur colère, se sont détournés de Toi.

 

Pardonne à ceux qui se sont détournés de Toi dans leur malheur, mais aussi à ceux de Ton peuple qui se sont éloignés de Toi dans le bonheur. Tu as transformé notre vie en un si terrible et si perpétuel combat que les couards ont forcément cherché à lui échapper, sitôt qu'ils entrevoyaient une issue. Ne sévis pas contre eux! On ne frappe pas les lâches, on les prend en pitié. Seigneur, montre-Toi plus compatissant avec eux qu'avec nous!

 

Pardonne aussi à ceux qui ont blasphémé Ton nom, sont allés servir d'autres dieux, sont devenu indifférents à Ton égard. Tu les as si durement éprouvés qu'ils ne peuvent plus penser que Tu es leur Père, ni même qu'lls ont un père.

 

Si je Te parle aussi franchement, c'est que je crois en Toi, que je crois en Toi plus que jamais auparavant, car maintenant je sais que Tu es mon dieu. Tu n'es tout de même pas, Tu ne peux pas être, le dieu de ceux dont les actes sont la preuve, la plus horrible qui soit, de leur virulente impiété!

 

Car si Tu n'es pas mon dieu, de qui donc es-Tu le dieu? Celui des assassins?

 

Si ceux qui me haïssent, qui me supplicient sont d'une telle noirceur, si mauvais, qui suis-je donc, sinon un être qui incarne un peu de Ta lumière et de Ta bonté?

 

Je ne peux pas Te louer pour les actes que Tu tolères. Mais je Te bénis et Te loue pour Ta seule existence, pour Ta terrible grandeur. Comme Tu dois être puissant pour que même la catastrophe actuelle n'aie sur Toi aucun effet déterminant!

 

Mais précisément parce que Tu es si grand et moi si petit, je Te prie - je T'avertis - pour l'amour de Ton nom: cesse de couronner Ta grandeur en tolérant le supplice des innocents!

 

Je ne Te demande pas de frapper les coupables. Selon la terrible logique de l'inéluctable, leurs coups, pour finir, les atteindront eux-mêmes - car la conscience du monde a été tuée avec nous. Parce que l'assassinat d'Israël a signifié le meurtre du monde. Le monde se dévorera, se consumera en sa propre iniquité, se noiera dans son propre sang.

 

Les assassins ont déjà prononcé eux-mêmes la sentence, et ils n'échapperont pas au châtiment. Mais Toi, Tu rends Ton arrêt, doublement sévère, sur ceux qui passent le meurtre sous silence. Sur ceux qui condamnent le massacre en paroles, mais s'en réjouissent dans leur coeur. Sur ceux qui se disent, en leur coeur perfide: oui, il convient de déclarer que le tyran est mauvais - mais il fait à notre place une besogne dont nous lui serons toujours reconnaissants.

 

Il est écrit dans Ta Torah qu'un voleur doit être puni plus sévèrement qu'un bandit de grand chemin, bien que le premier n'attaque pas physiquement sa victime, ne menace pas sa vie, mais cherche seulement à lui dérober son bien. Le brigand agresse sa victime en plein jour. Il craint aussi peu les hommes que Dieu. Le voleur, en revanche, craint les hommes, mais non Dieu. C'est pourquoi sa punition doit être plus dure. Par conséquent, peu m'importe que Tu traites les assassins comme des brigands, parce qu'ils se conduisent de la même manière envers Toi et envers nous. Ils ne font pas mystère de leurs meurtres et de leurs crimes.

 

Mais ceux qui taisent ce meurtre, qui ne Te craignent point mais redoutent ce que pourront bien dire les hommes (ils ignorent que les hommes ne diront rien du tout!), ceux qui clament leur pitié pour le malheureux en train de se noyer tout en refusant de le sauver - ceux-là, oh je T'en conjure, mon Dieu, punis-les comme des voleurs!

 

La mort ne peut plus attendre, et je vais devoir poser la plume. Au-dessus de moi, les tirs venant de étages supérieurs s'affaiblissent de minute en minute. Les derniers défenseurs de notre bastion tombent l'un après l'autre, et avec eux tombe et meurt le grand, le beau, le pieux Varsovie juif. Le soleil est sur le point de se coucher, et Dieu merci je ne le reverrai jamais. Les tremblantes lueurs de l'incendie pénètrent par la fenêtre, et le coin de ciel que j'aperçois ruisselle d'un rouge flamboyant, semblable à une cataracte de sang. Dans une heure au plus, j'aurai rejoint ma famille, et les millions d'autres massacrés de notre peuple, dans ce monde meilleur où les doutes sont effacés et où ne règne plus que la main de Dieu.

 

Je meurs calmement, mais non apaisé, non satisfait; vaincu, battu, mais non esclave; amer, mais non déçu. En créancier et en croyant, mais non en débiteur et en solliciteur, non en suppliant et en priant. Amoureux de Dieu mais sans dire aveuglément "Amen" à tout ce qu'Il fait.

 

Je L'ai suivi, même s'Il m'a repoussé. J'ai observé Ses commandements, même s'Il m'a frappé pour cela. Je L'ai aimé, j'ai été et demeure amoureux de Lui, même s'Il m'a rabaissé jusqu'à terre, torturé à mort, a fait de moi un objet d'opprobre et de risée.

 

Mon rabbi m'a maintes fois raconté l'histoire d'un Juif qui, avec sa femme et leur enfant, avait fui l'Inquisition espagnole. Il avait pris la mer à bord d'un petit bateau, et réussi malgré la tempête à gagner un îlot rocailleux. Là, un éclair foudroya la femme. Puis, une tornade emporta l'enfant dans les flots. Seul, malheureux comme les pierres, en loques et pieds nus, fouetté par le vent, épouvanté par le tonnerre et les éclairs, échevelé et les mains levées vers le ciel, le Juif a poursuivi son chemin sur le roc désolé et s'est adressé à Dieu:

"Dieu d'Israël, dit-il, j'ai fui jusqu'ici pour pouvoir Te servir librement, pour observer Tes commandements et sanctifier Ton nom. Mais Toi, Tu fais tout pour m'empêcher de croire en Toi. Cependant, si Tu penses réussir à me détourner du droit chemin par ces épreuves, je Te crie, mon Dieu et Dieu de mes ancêtres: Tu en seras pour Ta peine. Tu as beau m'offenser, me fustiger, Tu as beau m'enlever ce que j'ai de plus cher et de plus précieux au monde, me torturer à mort - je croirai toujours en Toi. Je T'aimerai toujours, toujours - Envers et contre Toi!"

 

Et ce sont aussi les dernières paroles que je T'adresse, ô mon Dieu en courroux: cela ne Te serviras à rien! Tu as tout fait pour me faire douter de Toi, pour que je ne croie pas en Toi. Mais je meurs exactement comme j'ai vécu, avec une foi sans faille.

 

Loué soit à jamais le dieu des morts, le dieu vengeur, de vérité et de justice, qui bientôt dévoilera à nouveau Sa face au monde et de Sa voix toute-puissante l'ébranlera dans ses fondements.

 

" Chema Israel! Ecoute, Israël, l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est Un. Dans Ta main, ô Seigneur, je remets mon souffle!"

 

 

 

 

 

Traduit de l'allemand par Léa Marcou

Titre original allemand:

Jossel Rakover Wendug Zu Gott

Première publication:

Verlag Volk und Welt, Berlin

1996, Zvi Kolitz

1998, Calmann-Lévy

Droits multimédias

2013, Abraham Ben-Yehuda

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